Allons donc, traverser l’Atlantique…

mai 22, 2009 dans Des Nouvelles de Miss Terre, Deuxième voyage par Eric

transat_17Allons donc,
traverser l’Atlantique.

 Un beau jour, on quitte – enfin – la méditerranée, on passe Gibraltar, par vent portant de préférence et avec la marée, et on attend impatiemment le paradis promis par les navigateurs atlantiques chevronnés : plus de brusques sautes d’humeur de la météo, une looongue houle, un ciel dégagé avec, défilant dans le bon ordre, tous les nimbus et cirrus possibles avant un coup de vent et un baromètre qui sert à quelque chose.

On regarde le GPS, on s’excite, on ne voit pas le rocher car on est de l’autre côté du détroit, mais on se dit qu’on va le sentir, cet Atlantique quand même… Puis…rien ne se passe. On est toujours sous génois appuyé au moteur et tiré par le courant. On s’arrête quelques jours à Tanger, première escale atlantique, et à la prochaine sortie, on a une impression de « beau temps » comme sur les plages de la mer du Nord en été. L’air est frais et doux, le ciel dégagé, la mer belle… On a l’habitude de ce temps depuis toujours, on n’y prête pas attention, lorsque soudain, on se rend compte que c’est la première fois qu’on a ce temps en mer, et surtout, qu’il ne change pas. On part avec 4 à 5 bf de Tanger pour arriver avec 4 bf à Rabat, avec une petite faiblesse durant la nuit à cause des brises de la terre toute proche. Et inconsciemment, on se réconcilie au fil des jours avec cette météo sans surprises, où le ciel bleu ne cache pas un redoutable vent local.

Un beau jour de novembre, on part pour les 3-4 jours de mer vers les Canaries, avec moins d’appréhensions qu’un départ pour la Corse depuis le continent. La météo annonce 15 à 25 noeuds de vent, avec une petite accélération au « coin » de la côte marocaine. Et une belle nuit, sous la pleine lune qui a eu l’amabilité de se synchroniser avec notre programme de navigation, on se trouve à la barre, poussé par une brise puissante mais stable, une houle formée mais régulière, et on se dit « Ben merde alors, je suis en train de traverser vers les Canaries, et c’est vraiment pas désagréable ». D’un seul coup, ça y est, on fait partie de la grande famille atlantique, et on se rend compte qu’en réalité, on n’attendait que ça : faire corps avec son bateau, qui lui s’accorde à merveille avec les éléments qui lui sont favorables. D’énormes puissances sont en marche, mais le bateau semble , oui, presque gai ou en tout cas, comme un bateau sur l’eau.

Les Canaries, on y est! Minuscule archipel à l’échelle du monde, grande étape à l’échelle d’une transat puisqu’il faut le dire, la majorité des bateaux qui se prennent une « branlée » se la prennent dans les environs des Canaries, souvent au départ vers le Cap Vert ou le Sénégal. On n’est donc pas tiré d’affaire, les craintes méditerranéennes de coups de vent titanesques imprévus restent à fleur d’esprit. Mais bien vite, entourés de tous ces marins dont nombre ont fait et refait le chemin, on oublie que l’on s’apprête à faire quelque chose que l’on pensait exceptionnel : on se prend au jeu, ben oui, on est tous là pour ça, pas la peine d’en faire un plat. Et le jour du départ vers le Sénégal, malgré les nuages noirs, les grains et une houle dont les crêtes blanches tranchent sur le fond de ciel orageux, on ne se dit pas qu’on va le faire, on n’y pense même plus, c’est une évidence. Ce n’est qu’une fois en vitesse de croisière, lorsque les îles et leurs bourrasques sont loin derrière, que le point sur la carte place le bateau au beau milieu de fonds abyssaux qu’on se tape le front en se disant:  » ben merde alors, je fais une traversée de 6 jours en Atlantique, et finalement, c’est naturel ».

Puis, on se prélasse un moment au Sénégal, on oublie le temps de longues navigations fluviales les turpitudes des océans, et on parle de la suite comme d’une formalité, du Brésil comme d’une évidence, voire du choix cornélien entre le Horn ou le Détroit de Magellan comme si on en était déjà là. Après trois mois de bons plats, de brises légères, de canicule, on prépare, toujours dans cet état second d’irréalité qui précède les longues navigations, un bateau -bouchon minuscule- qui doit nous mener sains et saufs et de préférence pas trop secoués à cette excroissance orientale du continent sud-américain. On parle de la zone de convergence intertropicale comme d’une vieille copine qui joue à cache-cache, de déchirures de voile comme si c’était le quotidien. On vérifie l’état de sa survie comme on le fait pour son noeud de chaise en bas d’une voie d’escalade, avec la sérénité d’une prudence maitrisée et une conscience en plein accord avec le risque objectif que l’on s’apprête à prendre. Et un beau jour, ça y est, les pleins sont faits et l’étrave pointe enfin à nouveau vers l’océan. Le temps est beau, le bateau s’ébroue sous la brise légère qui le propulse à 7 nœuds. 15 nœuds de vent, mer plate ou presque, coucher de soleil flamboyant : si c’est le menu pour les 15 jours à venir, on ne s’en plaindra pas ! Les jours passent malgré soi, entre le lever de soleil du dernier quart et le coucher du premier. On décide de prendre une photo à la même heure tous les soirs, pour visualiser le décalage horaire. Puis, sous l’emprise des lieux, on finit par tricher, par prendre la photo de plus en plus tard pour ne pas louper les couleurs chatoyantes attisées par la zone de convergence toute proche. On perd un leurre, deux leurres. On pêche – en désespoir de cause pourrait-on dire – un bras de poulpe, que l’on teste immédiatement comme appât.

Quelques heures plus tard, on finit par le repêcher bien attendri pour le griller et le manger, ça fera au moins ça ! Tous les matins, on sort l’antenne extensible pour tenter de capter la météo sur RFI afin de situer le pot-au-noir pour le traverser là où il sera le moins large. Souvent, RFI n’en parle pas et on frissonne de plaisir en écoutant les avis de forts coups de vent tout au nord là-haut qui ne nous auront pas. Puis, le temps change, les nuages s’accumulent, le temps se couvre… On se prépare aux terribles et soudains grains du pot-au-noir. Ciré prêt à enfiler, génois prêt à enrouler…on scrute le ciel, l’estomac se noue à l’approche d’une ombre plus noire. Une rafale, deux rafales, vite! On affale tout, on enroule le génois aux trois-quarts, on sort les cirés, on crie, on refuse, on attend… et soudain, les tropiques se déversent sur nos têtes dans un bruit assourdissant. Les rideaux de pluie verticaux écrasent la mer, rincent le sable de Casamance qui s’échappe en coulées ocre de partout. Et c’est hébété, un peu ridiculisé par cet orage qui n’est même pas un peu violent, qu’on ressort un bout de génois qui se balance en faisant floc floc. D’accord, c’est comme ça les orages ici alors? Un ciel de fin du monde et noir comme la nuit pour un tout petit souffle et beaucoup d’eau tiède ? Très bien : dès le lendemain, les orages se négocient sous spi et en maillot de bain !

Puis vient le moteur, car la zone de convergence est bien là, implacable. Pas le moindre noeud de vent à des dizaines de milles à la ronde. La mer est d’huile, la houle à peine sensible, l’atmosphère moite et chaude entre les averses. On ne se lasse pas des nuages apocalyptiques qui passent du noir au rouge, et se fendent même à l’occasion d’un arc-en-ciel. Un grain, mais tiens justement il me semble que je vois un point à l’horizon mais…une rafale, deux rafales…25 noeuds de vent ! On n’avait plus vu ça depuis les Canaries ! On sort un morceau de génois, on se prépare encore au pire alors qu’il est déjà passé. Décidément, la méditerranée est une bonne école. Des hectolitres plus tard, le ciel se dégage et que voit-on, collé sur l’horizon ? Le profil de crème glacée de Fernande de Noronha ! Enfin ! On crie « Terre en vue » parce qu’il le faut, en ces circonstances, mais on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression de se forcer. Car cette terre, on la savait là, on l’attendait, elle est naturelle, comme toute cette traversée. Une joie distillée sur 12 jours ne peut plus exploser, elle se savoure calmement, pendant qu’on prépare le mouillage. Avant même d’être mouillé, une tortue marine vient saluer la coque, comme un signe de bienvenue… Soulagés ? Non. Fiers ? Non plus. Heureux ? Peut-être bien …